Interview de Philippe Robert. Propos recueillis par Wilfried Benon.
Pouvez-vous nous définir la notion " d'Itinéraire bis " du rock ?
Il n'y a heureusement pas de définition exacte d'une quelconque notion, au sens où les scientifiques
l'entendent par exemple. C'est juste un titre, et même un sous-titre pour être plus précis,
qui colle parfaitement avec la motivation ayant sous-tendue cet ouvrage ainsi que le côté "partisan"
de ses choix, quels qu'ils soient.
En ce qui concerne l'élément moteur, probablement n'aurais-je
jamais écrit ce livre si Philippe Manuvre n'avait pas sorti, l'an dernier et à
la même époque, Rock'n'Roll, La Discothèque idéale. Aussi discutable que soit ce bouquin,
je l'ai lu si passionnément que je n'ai pas pu m'empêcher de regretter ses oublis, très
certainement volontaires. Par exemple,
hormis Bob Dylan et Neil Young,
il n'y est pas du tout question
de "singers-songwriters",
et donc des "story tellers"
comme les appellent les Américains,
ce qui représente une aberration
quand on connaît leur importance
dans l'histoire du rock et de la
pop. Pas de Tim Hardin, David Ackles,
Fred Neil ou Townes Van Zandt, pour
ne citer que ceux-là, tous
importants aux yeux de Dylan même
si méconnus. Quant à
l'absence de Tim Buckley, Nick Drake
et de Van Morrison, elle est incompréhensible.
Lester Bangs, un des rock critics
que vénère Manuvre,
considérait l'album Astral
Weeks de Van Morrison comme
un de ses préférés,
car il n'était pas seulement
fan de Count Five et Lou Reed !
Quant à l'importance d'un
disque comme Five Leaves Left
de Nick Drake, elle ne me paraît
pas pouvoir être contestée.
Par ailleurs, les femmes sont systématiquement
oubliées de ce genre d'exercice,
à l'exception des incontournables
Patti Smith et Janis Joplin. Dans
mon Itinéraire bis,
elles s'avèrent légion,
de Karen Dalton à Linda Perhacs
en passant par Judee Sill, Bridget
St John, les Slits ou même
les discutables Shaggs. A ma façon,
je tente de réparer ces injustices
puisque tous les musiciens que je
viens de citer y figurent.
Pour continuer sur le cas de Manuvre, je dirai qu'il arpente l'autoroute du rock, qu'il nous rabat les oreilles avec une histoire archiconnue depuis des lustres : celle des Stones, des Beatles, de Led Zeppelin, des Doors et d'une centaine d'autres. A moins d'avoir passé ces dernières années sur une île déserte à l'écart du monde civilisé, je doute que qui que ce soit s'intéressant un tant soit peu à la musique ne connaisse déjà ces groupes, n'aie pas déjà leurs disques ou ne sache lequel préférer dans leur discographie : est-il utile que l'on vante encore les vertus du "double blanc" des quatre de Liverpool, même dans un style alerte ? Je ne crois pas C'est mon opinion et elle n'engage que moi Ceci étant, la profusion des livres sur le sujet en cette fin d'année semble me donner raison : à quoi bon répéter encore et encore les mêmes jugements. Outre les 500 disques du siècle du magazine Rolling Stone, pas traduit en français, on a droit à La Discothèque parfaite de l'odyssée du rock et aux 1001 albums qu'il faut avoir écoutés dans sa vie. La perfection qu'annonce le premier est triste et prétentieuse : tout le monde doit-il posséder les mêmes disques ? Des disques qui seraient plus parfaits que les autres ? Et selon quels critères ? Allons Quant au fait de vouloir guider d'éventuels amateurs afin d'être sûr qu'ils aient écouté les 1001 meilleurs disques du monde avant de passer l'arme à gauche, je dirais que l'injonction même de cette entreprise frise l'autoritarisme ! Sans parler des 1000 morceaux pour ton i-pod, prêchant indirectement pour l'écoute saucissonnée En fait, on a affaire là à des guides d'achat, qui font d'ailleurs la part belle aux Majors, encore une fois, et ne s'aventurent guère plus loin que ce que défend inlassablement la presse généraliste.
Un
itinéraire bis, c'est
autre chose. Les sentiers peu fréquentés
plutôt que l'autoroute ou
les embouteillages. C'est donc à
côté
Pour aller
où ? Je n'en sais rien du
tout, sinon où bon semblera
à chacun. Je ne me pose pas
en prescripteur de goûts,
peut-être même pas en
passeur. Ma seule volonté,
traduite par le sous-titre, est
dans un premier temps de raconter
une histoire, souvent méconnue,
et dans un second, d'indiquer des
pistes, sous forme de renvois vers
d'autres disques et artistes que
ceux que j'ai sélectionnés,
pour la compléter à
sa guise. J'offre du lien et du
partage, je denoue des choses et
j'en lie d'autres. Par exemple,
il n'y aurait pas de Led Zeppelin
sans Bert Jansch, John Renbourn,
Spirit ou Jake Holmes : cela a l'air
exagéré, mais n'oublions
pas, à la différence
des biographes patentés,
que Jimmy Page a volé Dazed
And Confused à Jake Holmes
après avoir découvert
ce morceau quand ce dernier faisait
la première partie des Yardbirds
aux Etats-Unis en 1967. Il est bon
de le rappeler, de ne pas faire
que cautionner les falsifications
du Rock'n'Roll Hall Of Fame !
Tous les albums choisis dans mon
itinéraire ont par ailleurs
été contextualisés
dans l'œuvre du signataire, mais
aussi d'un artiste ou groupe à
l'autre. Le classement chronologique
a été abandonné
pour éviter la nostalgie
du "c'était mieux avant".
A la différence des autres
livres -sauf le Manuvre peut-être-
je n'ai pas voulu faire des chroniques,
plutôt des shorts cuts (de
deux pages quand même), en
rapport avec une atmosphère.
Ceci étant, j'espère
que cet itinéraire bis reflète
bien plus qu'un hommage romantique
aux marges et aux laissés
pour compte, aux "méconnus
majuscules" comme les appelle
Gilles Tordjman dans sa préface.
Certains albums plus convenus dirai-je,
mais mal appréciés
je pense, ont ainsi été
placés à dessein au
milieu d'affriolantes perles. Je
vous laisse tout loisir de les découvrir
Pourquoi votre anthologie bis comporte précisément 140 albums ?
Il
se trouve que lorsque j'ai dressé
la liste d'albums dont je souhaitais
parler, à quelque chose près,
il en est sorti 140. J'ai trouvé
que c'était le bon tempo
pour un livre de 300 pages. Le nombre
de disques nécessaire, en
ce qui me concerne, pour faire un
tour d'horizon des musiques rock
et pop dans toutes leurs diversités,
de 1965 à aujourd'hui, c'est-à-dire
et en vrac : du folk à la
sunshine pop, du punk à l'industriel,
de la new wave aux musiques psychédéliques,
du krautrock germanique au renouveau
du folk actuel et ainsi de suite.
100 me paraissait peu ; 500 ou 1000
beaucoup trop. Il est vrai, puisque
le nombre n'a pas tant d'importance
que ça, que ce livre aurait
tout aussi bien pu s'intituler :
Un Itinéraire bis au travers
de quelques albums essentiels.
En tous cas, la liste qui en constitue
le squelette n'a rien d'idéale
ou de parfaite, c'est plus une succession
d'histoires et de recoupements possibles,
140 albums ayant donc été
nécessaires pour en venir
à bout.
Je tiens à profiter de votre
question pour préciser trois
choses. La première est que
tous les opus sélectionnés
sont de vrais albums à part
entière, conçus par
leurs auteurs en tant que tels :
c'est-à-dire qu'à
la différence des listes
qui apparaissent en ce moment çà
et là, la mienne ne comporte
pas d'anthologies thématiques,
de compilations, de coffrets, de
live, de "Best Of "
La seconde est que tous les albums
sont disponibles en CD et correctement
distribués au moment de la
sortie du livre : ce qui explique
notamment l'absence de Left Banke
ou des Feelies, pour ne parler que
d'eux. La dernière, enfin,
est qu'un autre ouvrage, chez le
même éditeur et sur
modèle identique, abordera
les musiques noires. Dans le Manuvre,
sur 101 disques, il n'y en a que
cinq ou six de soul et de funk :
Diana Ross, Marvin Gaye, Michael
Jackson, James Brown, Funkadelic
c'est peu ! Un livre entier reviendra
sur le hip hop, le reggae, le funk,
la soul, le gospel, le free jazz,
etc. C'est-à-dire la Great
Black Music sous tous ses angles,
avec des merveilles au menu, du
genre Cymande, Fontella Bass, The
Watts Prophets, Doug Carn, Betty
Davis, Marva Whitney, Millie Jackson
Pourquoi avoir le choix de l'éditeur marseillais, le Mot et le Reste ?
Quand m'est venue l'idée de cet itinéraire, j'en ai parlé à Jean-Marc Montera du GRIM (Groupe de recherche et d'improvisation musicales), parce que je savais que l'édition le tentait. C'est lui qui m'a mis en contact avec Yves Jolivet du Mot et du Reste. Outre que j'aime beaucoup la plupart de leurs parutions (je pense particulièrement à Surfiction" de Raymond Federman comme au Jacinto Lageira revenant sur Poésure et Peintrie), l'entente a été immédiate. Si un éditeur comme Allia a beaucoup uvré ces dernières années pour la reconnaissance de la littérature musicale en France, un pays très en retard sur le sujet, Le Mot et le Reste va, j'en suis sûr, dans les années qui viennent, proposer un judicieux complément. Je m'explique Allia ne publie que des auteurs anglo-saxons : Nick Toshes, Nik Cohn, Peter Guralnick, Greil Marcus, Lloyd Bradley, Jon Savage, Barney Hoskyns, dont les titres des livres n'ont d'ailleurs pas été traduits : Waiting For The Sun, Lipstick Traces, etc. C'est symptomatique d'un choix éditorial qui ne devrait pas évoluer. Tous ces ouvrages datent généralement, même s'ils sont de référence, comme si la France comblait là son retard : je pense que les amateurs de punk avait lu depuis longtemps Please Kill Me dans la langue de Shakespeare ! Le pari du Mot et du Reste est notamment de faire confiance à des auteurs d'ici, pour des mises à jour et des sujets pas encore abordés. Je ne crois parler à la place d'Yves Jolivet en affirmant qu'il se fiche d'une bio sur U2. Sa maison d'édition compte rapidement aborder des sujets singuliers, et la passion de l'équipe, qui connaît bien la musique en général, m'a séduit. Les conditions de travail, entre l'implication du GRIM, qui sera l'initiateur de certains titres, et le Mot et le Reste, sont idylliques. En plus, leurs réalisations, comme celles d'Allia, sont belles, c'est important, non ? Il y a tant d'ouvrages dont la présentation est bâclée Le Mot et le Reste, je trouve, offre de véritables écrins aux mots : c'est ça le "reste " dont ils s'occupent.
Quel sera le sujet de votre prochain ouvrage ?
Cette implication en tant qu'auteur est récente pour moi. Avant cet itinéraire, je n'avais participé qu'à un ouvrage collectif sur la guitare. Cela fait plus d'une dizaine d'années que je me consacre à la presse spécialisée. La liberté de ton et de choix esthétiques qu'elle offre est désormais si réduite qu'il me fallait trouver d'autres débouchés pour continuer à parler de musique comme je l'entendais. Je ne suis pas doué pour les concessions. Travailler avec un éditeur ouvert me semble être une solution idéale. Dans l'immédiat, avec le Mot et le Reste, nous avons ensemble deux projets -il y en a d'autres, sur Satie et le krautrock. Ils concerneront la musique noire, et les musiques expérimentales, le vrai dada du GRIM. Le second est déjà bien entamé. Il complétera le livre de référence de Michael Nyman, Experimental Music, datant de 1972 bien qu'il vienne à peine de sortir chez nous ! La notion d'expérimentation y sera envisagée dans sa transversalité, c'est-à-dire aussi bien dans le champ des musiques contemporaine, improvisée et électroacoustique que du rock, du noise, du jazz, de l'outsider music, de la poésie sonore, des inventeurs d'instrumentariums, etc. Et cela du début du XXe siècle à aujourd'hui, soit de Russolo et Varèse à Smegma en passant par Jandek, John Oswald, Chritian Marclay, Taku Sugimoto avant de se terminer par le "réductionnisme" actuel. Quelque chose de plus long à mener, avec des propos de musiciens cette fois, quelque chose de plus objectif, aussi, que Rock, Pop, un itinéraire bis. La subjectivité, chasse gardée du rock ? Certainement, c'est même un de ses piments !