Les Marquises

La Battue (Les Disques Normal, 2020)

Les Marquises : La Battue (Les Disques Normal, 2020)

Les Marquises aborde ses dix années d'existence discographique avec une sobriété magnifique. Un petit détour historique s'impose en préambule. Les Marquises a été fondé en 2010 par le lyonnais Jean-Sébastien Nouveau et s'est fait connaître cette année-là avec le bel album Lost Lost Lost. Ont suivi Pensée Magique (2014), A Night Full Of Collapses (2017), et une bande originale pour le film d'animation de Vergine Keaton Le Tigre de Tasmanie (2018).

Ce nouvel opus La Battue, millésime 2020, est entièrement écrit et joué par Jean-Sébastien Nouveau et Martin Duru, avec le soutien de Rémy Kapriélan au saxophone sur « The Trap » et à la batterie sur plusieurs titres, et de Jonathan Grandcollot aux percussions sur « Older Than Fear ».

La Battue s'impose comme une réussite totale dès la première écoute. Encore que, "s'imposer" n'est pas le mot. Les Marquises joue sur le registre de la douceur apparente et du contraste subtil. Les premiers instants de « Bare Land », premier titre du disque, sont une note répétée sur un clavier, orgue ou synthétiseur. Elles peuvent être interprétées comme une alarme légère, en un pays où l'on serait tellement habitué aux catastrophes que les sirènes délicates y auraient remplacé les trompes agressives. Il ne s'agit pas d'une alarme. Une autre main vient jouer une mélodie sur le clavier, un deuxième clavier intervient. « Bare Land » s'installe finalement comme une petite danse lente pour synthétiseurs, de celles que Hans-Joachim Roedelius de Cluster affectionne sur ses albums solo.

Une première comparaison peut être lâchée, en employant toutes les précautions possibles. Les titres « The Trap », « Head As A Scree », « Hosts Are Missing » et « Once Back Home » peuvent situer Les Marquises quelque part entre Cluster (le groupe allemand des années 70) et Suicide (Martin Rev et Alan Vega), voire CAN de Saw Delight (en particulier le titre « Animal Waves »). Car sur « The Trap », il y a du chant, une rythmique motorik. « The Trap » installe implacablement son mouvement menant, de fait, à la danse, carburant avec le renfort d'une batterie, d'une basse et d'une guitare électrique.

Sur « Head As A Scree » la balance penche résolument du côté de Suicide, le mouvement lancinant se déployant en une polyrythmie de sons technoïdes et organiques, soutenu par une nappe synthétique. « Head As A Scree » dure un peu plus de cinq minutes. Il pourrait courir nettement plus longtemps, couvrir pratiquement une face de vinyle et s'appréciera sûrement sous une forme plus longue en concert.

« Older Than Fear » est d'une beauté sidérante, posant une ambiance de calme inquiétant avant la bataille. Une sorte de corne de brume sonne pour annoncer le danger aux bateaux dans la baie. Ou bien il s'agit d'une annonce de cessez-le-feu, tandis que les ennemis se toisent tout en pansant leurs plaies. Des sonorités synthétiques de flûte figurent, dans notre imaginaire, un plan cinématographique d'ensemble.

Les Marquises de La Battue c'est aussi « White Cliff », une très belle balade bénéficiant d'une magnifique ouverture à l'orgue. « Hosts Are Missing », le titre suivant sur le CD, prolonge l'état de grâce avec une boucle synthétique et des percussions organiques, progressant doucement vers une splendide formule rythmique complexe. Là aussi, une nappe synthétique digne de Popol Vuh appuie la majesté de l'ensemble. Le dernier titre du disque « Once Back Home », sans chant, entrelace des sonorités d'orgue, un grésillement électrique, des boucles qui semblent inversées. Il installe une ambiance ferroviaire et referme le disque sur une longue note tenue, rappelant par contraste la note répétée ayant fait l'ouverture du disque.

Le contraste, c'est le mot. Chez Les Marquises tout est animé par l'art du contraste. La relative simplicité apparente recèle en fait un goût pour des ambiances minutieusement construites, sans surcharge, ni oppositions trop fortes. Les Marquises cite comme influence non pas des compositeurs ou des groupes, mais des oeuvres littéraires et des films, Pluie Noire de Shôhei Imamura et Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog, entre autres. Et on comprend le sens des inspirations citées. Les Marquises exerce un art musical du clair-obscur, de la lumière changeante dans les sous-bois ou à flanc de montagne, lorsque le soleil rehausse les reliefs de ses rayons perçant un trou dans les nuages.

© Eric Deshayes - neospheres.org