Le label de Sue Mingus, la veuve de Charles Mingus, apporte une pièce de choix dans la discographie du bonhomme avec la publication, pour la première fois au format cd, d'un mythique double vinyle, édité à l'origine en 1966 par les "Charles Mingus Enterprises, Inc.", un label indépendant mené par Charles Mingus pour échapper au diktat des grandes compagnies et contrer les éditions pirates. "Music written for Monterey, 1965.
Not heard... played in its entirety at UCLA", le titre même est une tirade revancharde qui révèle tout l'esprit mingusien. Le 18 septembre 1965 Charles Mingus avait concocté un long programme à l'occasion de sa venue, pour la deuxième année consécutive, au festival de Monterey. L'octet réuni joua à peine une demi-heure. Le public, déjà très clairsemé, était semble-t-il peu réceptif, harassé par une journée entière à griller sous un soleil de plomb. Il n'en fallait pas moins à Mingus pour décider de lever le camp sur l'air de "When the Saints go marching in". De ce concert est tiré They Trespass The Land Of The Sacred Sioux (part 1 & 2), édité par East Coasting en 1984 sous le titre Charles Mingus Octet Recorded Live At Monterey.
Mais voilà, Mingus était particulièrement tenace et bien décidé à jouer son programme complet, parce qu'il n'avait pas pour coutume de faire les choses à moitié. Après une semaine de travail supplémentaire, le 25 septembre 1965, l'octet se produit cette fois au Royce Hall de l'Université de Californie à Los Angeles pour jouer en public, et enregistrer, dans son intégralité "la musique écrite mais pas entendue à Monterey". Charles Mingus, au piano et à la contrebasse, fréquemment jouée à l'archet, et son fidèle batteur Dannie Richmond assurent la section rythmique pour six souffleurs, techniciens et expressionnistes de haut-vol : les trompettistes Lonnie Hillyer, Jimmy Owens (passé dans l'orchestre de Lionel Hampton quelques années après Mingus) et Hobart Dotson (révélant tout son jeu dans les aïgus sur le splendide "The Arts of Tatum and Freddy Webster") ; le saxophoniste Charles McPherson collaborateur régulier de Mingus ; Howard Johnson au tuba ; le corniste Julius Watkins qui navigue entre orchestres symphoniques et big band (présent notamment sur les disques de Miles Davis / Gil Evans, dont Sketches of Spain).
Il en résulte un double album où tous les aspects du mode de création du compositeur sont omniprésents. Ses cris bien-sûr, ses petits discours, ses boutades (il commence par annoncer "Le concert va être long, alors relaxez-vous"), sa façon de malaxer un ensemble orchestral en le dirigeant par quelques partitions en guise de rails, et une forte dose d'improvisation où chaque musicien doit avoir son mot à dire. Une musique qui doit autant, ou plutôt se démarque, autant du Jazz que de la musique classique occidentale. On parlerait volontier de "Third Stream", sauf que Music written for... n'a absolument pas l'aspect poli et propret du genre. Il conserve intacte l'impétuosité d'une musique créée par le bien nommé Workshop, l'atelier.
Il donne à entendre des titres particulièrement poignants comme "Meditation on inner Peace". Cette composition, en développement lors de la tournée européenne de 1964, reçut différents titres, le plus connu étant "Meditation on Integration". A UCLA, elle prend l'allure d'une marche lente, à la façon Boléro de Ravel croisée avec un Miles Davis époque Ascenseur pour l'échafaud.
Le programme d'UCLA comprend aussi des explorations que l'on retrouvera définitivement fixées sur Let My Children Hear Music en 1972, souvent présenté comme son testament musical, notamment une superbe ébauche du très funèbre, "Don't Be Afraid, The Clown is Afraid to", tout comme "Once Upon a Time There Was a Holding Company called America" qui, après deux faux départs, délivre finalement la densité de son tuilage de séquences, Charles Mingus relançant ses musiciens par diverses interventions vocales (chant, interjections, grognements...). Ce titre est la première version de "The Shoes of the Fisherman's Wife Are Some Jive-Ass Slippers" également enregistré sur Let My Children Hear Music.
Le titre final "Don't Let It Happen Here" explore un registre teinté de noirceur. Mingus dicte sans apparat un texte du pasteur anti-faciste Niemoller condamnant toutes attitudes passives, celles-ci se révélant aussi dangereuses que la collaboration. Et la musique de partir dans des incantations free-bop avant de revenir à une atmosphère pesante où l'on entendrait presque le glas sonner.
Plus d'une heure vingt de musique, voilà ce qui devait être joué à Monterey et fut heureusement capté dans son intégralité à l'UCLA. Music written for... livre cette passionnante séance de travail, à la fois archive historique brute et album live clé, pour mieux discerner les ambitions d'un créateur incompris, homme tourmenté rejetant le "Jazz" dans lequel l'industrie musicale blanche voulait l'enfermer, et désirant être reconnu au même rang qu'un compositeur de musique classique, un statut réservé aux Blancs.