Roxy Music - For Your Pleasure (1973)

La quadrature du cercle, un disque par sa pochette. Explorer les perspectives infinies d'une pochette carrée renfermant cet obscur objet du désir définitivement rond.

Roxy Music - For Your Pleasure (1973)

Les pochettes des premiers albums de Roxy Music atteignent le comble du mauvais goût. Sur celle du premier, Roxy Music, et sur celle du troisième, Stranded, ce sont des femmes prenant des poses lascives à la Playboy. Sur le second, For Your Pleasure, Amanda Lear est en vamp dominatrice tout de cuir vêtue. Sur le quatrième album, Country Life, deux top-models apparaissent en dessous plutôt transparents, ce qui vaudra à cette pochette d'être censurée aux États-Unis. Ce mauvais goût est le résultat de choix esthétiques mûrement réfléchis par des concepteurs-artistes au carrefour de la musique, de l'art contemporain et de la mode : Nick De Ville, Bryan Ferry et Anthony Price.

Nick De Ville est artiste et graphiste ayant débuté une brillante carrière d'universitaire au sein des départements des Beaux-Arts dès 1969. Il est l'auteur de Albums : création graphique et musique (Octopus, 2003), l'un des meilleurs ouvrages existants sur les pochettes de disques. Dans cet ouvrage, il apporte sa vision des pochettes de Roxy Music : « l'image principale, sur la couverture, ne doit pas être comprise comme un mannequin anonyme et décoratif : il s'agit du fan idéalisé, personnification de la femme désirable. Plus son statut est élevé, plus sa personnalité est séduisante, et plus le groupe révéré prend de l'importance ». Avouons que c'est un peu tordu comme concept pour justifier ces images racoleuses. Bien sûr les hordes de groupies prêtes à tout passer la nuit avec leur idole, voire pour obtenir un moulage de la verge de leur dieu font partie de l'imagerie de l'histoire du rock. Le membre de Jimi Hendrix a ainsi atteint le zénith de la célébrité. L'effet peut aussi être rédhibitoire.

On peut penser que ces disques sont le fruit de musiciens aussi machistes que le pire des camionneurs ricains, et n'avoir aucune envie de les écouter. Grave erreur, les deux premiers albums de Roxy Music sont de purs joyaux d'un rock progressif au format ramassé, propulsés par les claviers de Brian Eno, qui vient de se frotter à l'avant-garde conceptuelle anglaise), Phil Manzanera à la guitare, Andrew Mackay au saxophone, Paul Thompson à la batterie et évidemment Bryan Ferry, chanteur pop maniériste à la distanciation toute brechtienne. On imagine aisément David Bowie à sa place. Ferry auditionna pour devenir le nouveau chanteur de King Crimson, après le départ de Greg Lake. Recalé, Robert Fripp le recommanda tout de même auprès de sa maison de disques E.G..

C'est le styliste Anthony Price qui déshabille les femmes sur les disques de Roxy Music, lui aussi qui habilla les Rolling Stones et lui encore qui conçut la pochette de l'album Transformer de Lou Reed. Le chanteur Bryan Ferry a suivi des études d'arts et même suivi l'enseignement de Richard Hamilton, le chef de file du Pop art en Grande-Bretagne. À New York Andy Warhol a chaperonné le Velvet Underground. Au pays des Lords il aurait certainement chaperonné Roxy Music. Le Pop Art prend pour base la reproduction mécanique de produits industriels et images marketing. C'est autant pour l'artiste une question de talent que de coup médiatique. David Bowie le comprit très bien avec son personnage tapageur de Ziggy Stardust. Avec la même extravagance, sur la pochette intérieure de For Your Pleasure, chaque musicien de Roxy Music prend la pose du guitar hero révéré, affublé de fringues et maquillages outranciers. Nous sommes de plain-pied dans le glam rock.

Roxy Music - For Your Pleasure (1973)

Tout comme dans le Pop Art également, la pochette recycle des styles passés ou contemporains. Amanda Lear, égérie de Salvador Dali, exige de son chauffeur qu'il arrête la limousine pour que sa panthère noire aille faire pipi. Elle prend une pose courbée (et pas celle de L'Origine du Monde de Coubet...) qui évoque le maniérisme italien où, au XVIe siècle, les corps prenaient des proportions tortueuses et exagérées. David Bowie, encore, admirait l'un des peintres de cette période, Le Tintoret, au point de nommer sa maison d'édition musicale Tintoretto Music. Dans le domaine de l'art contemporain la pochette de For Your Pleasure rappelle (un peu) les tableaux noirs de Pierre Soulages, par ses jeux de noirs aux reflets lumineux : cuir noir, tôle noire et asphalte humide luisant sous l'éclairage d'un réverbère.

Lard Free - I'm around about midnight (Vamp Records, 1975).

Coïncidence fortuite, « Pale violence under a reverbere » est l'un des titres du deuxième album de Lard Free, I'm around about midnight (1975), dont la pochette est illustrée d'une scène urbaine nocturne évoquant vaguement celle de For Your Pleasure. Le groupe de rock expérimental français mené par Gilbert Artman fut publié par un label dénommé Vamp Records, label qui surfait alors, en lançant le groupe Blue Vamp, sur la vague glam rock initiée par Roxy Music et David Bowie. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » comme disait si bien notre ami Lavoisier. Ce pourrait être la devise de l'art postmoderne, marqué par l'éclectisme et le recyclage de pièces disparates héritées du passé.

Mais revenons à la déliquescence de l'univers du rock. Bryan Ferry larmoie sur sa condition d'homme embourgeoisé constatant, sur l'excellent « In every dream home a heartache », que le cottage est sympa, la maison principale un palace, que sa poupée indégonflable flotte au milieu de sa nouvelle piscine et que son rôle est de la servir. Le rock s'embourgeoise et atteint une insondable profondeur en travaillant des poses de dandys désabusés. Le titre « For Your Pleasure » clôt l'album sur des éclats de notes de piano et de choeurs en échos. Le rock se meurt mais se régénère. Sur les deux premiers albums de Roxy Music il y a déjà toutes les facettes des productions à venir de Brian Eno, conceptualiste de ce que l'on appelle parfois, à raison, l'Art Rock.

Une première version de cet article a été publiée dans Traverses n°30 de novembre 2011. Ce fanzine continue aujourd'hui son activité sur www.rythmes-croises.org.

La quadrature du cercle, un disque par sa pochette

© Eric Deshayes - neospheres.org