A la fin des années 1960, Ingram Marshall se forme auprès de pionniers des musiques électroniques de laboratoire, tels Vladimir Ussachevsky, au Columbia-Princeton Electronic Music Center, et Ivan Tcherepnin, au San Francisco Conservatory of Music. A partir de 1971, il devient l'assistant de Morton Subotnick au California Institute of Arts. Il s'initie à la tradition des gamelans de Java et Bali sous la tutelle du maître KRT Wasitodipura de Jogjakarta. Pendant l'été 1971, il effectue un voyage d'étude en Indonésie en compagnie de Charlemagne Palestine. De 1972 à 1975, Ingram Marshall développe des performances de live electronic music employant la gambuh, une flûte balinaise et des synthétiseurs analogiques avec système de delay. L'une de ses œuvres datant de cette période s'intitule tout simplement Gambuh, en plusieurs parties. Gambuh I, pour flûte et synthétiseur Buchla 200, a été intégrée à l'édition CD de Fog Tropes - Gradual Requiem - Gambuh I, publié par New Albion en 1988.
Ingram Marshall a aussi beaucoup composé à partir de voix enregistrées. Un partenariat lui a permis de passer plusieurs mois en Suède au cours de l'année 1976. L'œuvre la plus significative de cette période, The Fragility Cycles, est une pièce de live electronic music comportant un sample d'un 78 tours de la 6ème symphonie de Sibelius, combiné avec de la flûte gambuh et des voix. The Fragility Cycles a été joué en Europe et aux États-Unis. La pièce Sibelius And Is Radio Corner utilise ce même 78 tours comme matière première à des samples, échos, filtrages et autres effets.
Ingram Marshall a vécu et travaillé dans la région de la baie de San Francisco de 1973 à 1985. Cette baie a été l'une de ses grandes sources d'inspiration. Il a ensuite séjourné dans l'État de Washington, où il a enseigné au Evergreen State College, à Olympia, jusqu'en 1989. Puis il a intégré l'université de Yale et s'est installé à Hamden, dans le Connecticut. Il a également été enseignant à l'Institute for Studies in American Music du Brooklyn College.
Ressentant sa musique comme issue d'influences très personnelles, Ingram Marshall préférait à l'étiquette de minimaliste l'appellation plus adaptée d'expressivist. Si l'usage de samples et de techniques de composition s'apparentent ça et là aux minimalistes répétitifs, Ingram Marshall s'inscrivait dans une démarche sensiblement différente en adoptant une approche très picturale. Il apportait une vision fantasmée, hypnotique et onirique du réel en élaborant des ambiances sonores où se mêlaient sons naturelles, instrumentaux, vocaux, retravaillés, filtrés et mixés avec une précision extrême. Beaucoup de compositions d'Ingram Marshall sont des paysages sonores où les bruits et l'ambiance du lieu sont savamment réemployés et restitués par le prisme déformant de son savoir technique, que ce soit l'ambiance d'églises de Hidden Voices, les cornes de brumes de la Baie de San Franscisco de Fog Tropes, ou les claquements de portes de prison d'Alcatraz.
Une écoute attentive à volume élevé est souvent nécessaire. Elle permet de percevoir d'infimes détails. Certains silences trompeurs dissimulent des sons fantômatiques et les variations d'intensité trouvent toutes leur fonction dramatique. Le phénomène aquatique de la brume, de l'eau en suspension dans les airs, qui ne tombe pas, est une belle image qui pourrait résumer, en partie, son œuvre. La brume l'a énormément inspiré. En 1982, Fog Tropes a été composée pour sextuor à vent (trompettes, trombones, cors), cornes de brume et bande magnétiques. Fog Tropes évoque aussi la baie de San Francisco. Ingram Marshall disait lui-même qu'il se sentait perdu dans la brume de la baie en écoutant cette pièce.
En 1986, Ingram Marshall entame une collaboration avec le photographe norvégien-américain Jim Bengston, pour une série intitulée "The Territory Of Art", sponsorisée par le Los Angeles Museum of Contemporary Art. De cette collaboration naît Three Penitential Visions. Les deux premières pièces, Eberbach I et Eberbach II consistent en une mise en boucle du saxophone de Jim Bengston, de sons de cloches et de la voix d'Ingram Marshall, enregistrés en l'église de Eberbach en Allemagne. Là-bas, Jim Bengston fit une série de photographies du monastère en ruines.
Les Three Penitential Visions ont été publiées en 1990 sur un même CD contenant Hidden Voices. Cette pièce a été conçue en 1989 à partir d'enregistrements de chants de Russie, de Hongrie et de Roumanie. Ingram Marshall recherchait surtout les lamentations particulières de chants lors de funérailles, mais aussi lors de mariages. Ces voix sont combinées à celle de la soprano Cheryl Bensman Rowe, et, à nouveau, à la voix d'Ingram Marshall lui-même. Les sons de cloches proviennent d'enregistrements faits à Bellagio, près du Lac de côme en Italie. L'ensemble fournit une mélopée sonore fascinante d'où émerge d'étranges effets psycho-acoustiques (pour reprendre une expression chère à Daniel Caux).
Parmi les plus beaux albums d'Ingram Marshall, il y a Hidden Voices, il y a aussi Alcatraz, publié en 1991 et dédié à la fameuse île-prison dans la baie de San Francisco d'où nul ne s'évade (hormis Clint Eastwood, au cinéma). L'approche de l'île d'Alcatraz, sur les titres "Introduction" et "Approach", est figurée par une pièce au piano d'obédience minimaliste. Dès l'entrée dans la prison, sur le titre "Inside", la résonance d'une énorme porte d'acier se fait entendre. Ce claquement lugubre revient dans le bien nommé "Cell doors". Filtré et trituré, ce claquement va jusqu'à se confondre avec les notes de piano et littéralement hantées le reste de l'œuvre.
D'autres fantômes sonores rodent, des voix, des cornes de brume. Les sonorités de piano se déforment progressivement, telles les horloges de Dali, et abolissent la notion de temps. Avec Alcatraz, Ingram Marshall prolongeait également sa collaboration avec Jim Bengston, qui a effectué de nombreuses photographies sur le site abandonné. Cette collaboration a donné lieu au film Alcatraz | Eberbach, publié sur support DVD en 2013.
Tout aussi fascinant est Dark Waters (2001), écrit en 1995 pour cor anglais et bande magnétique, avec la participation de Libby Van Cleve au hautbois. Faisant écho à Fragility Cycles de 1976, la partie pour bande a été créée à partir de samples du 78 tours de The Swan of Tuonela de Sibelius, inspiré d'une légende folklorique finlandaise.
En 2006 le label américain New Albion a publié Savage Altars. Ce nouvel opus d'Ingram Marshall incluait Savage Altars, une œuvre pour choeur, électronique et violons, composée en 1991, ainsi que Authentic Presence, une récente pièce pour piano interprétée par Sarah Cahill ; Five Easy Pieces, cinq miniatures pour deux pianos, et pour clore l'album, Soe-pa, pour guitare classique amplifiée, delays et boucles sonores.
September Canons, publié sur CD en 2009, est une œuvre pour violon (joué par Todd Reynolds ) d'une puissance expressive perçante. Le violon est l'instrument maître du romantisme, mais il n'y a jamais de classicisme complet chez Ingram Marshall. C'est un peu de l'émotion de la Symphonie no 3 de Henryk Górecki, dite « Symphonie des chants plaintifs » qui se fait sentir, mais il y a des pizzicati telle de la pluie, et des vagues de cordes démultipliées à vous soulever le coeur comme dans un avion en piqué.
Le CD September Canons contient également Peaceable Kingdom interprété par l'Ensemble Members Of The Yale Philharmonia et Woodstone pour ensemble de gamelans, interprété par The Berkeley Gamelan.
En 2016 a été publié Bright Kingdoms For Orchestra & Tape, interprété par le Bowling Green Philarmonia, sur le volume 7 de la collection The Voice of the Composer. En cette même année 2016 a été créée Flow, une pièce d'un quart d'heure pour piano et orchestre de chambre au New World Center de Miami.
Cela apparaît comme une évidence, il fallait de la musique d'Ingram Marshall dans Shutter Island de Martin Scorsese de 2010, tant leurs univers semblent entrer en résonance sur ce film. Deux de ses compositions sont utilisées dans la bande-son : un extrait de Fog Tropes au tout début du film, et un extrait d'Alcatraz (Prelude - The Bay) vers la fin. La bande-son de Shutter Island est pratiquemment un best of de musique contemporaine, avec des œuvres signées Krzysztof Penderecki, John Cage, György Ligeti, Morton Feldman, Giacinto Scelsi, John Adams, Lou Harrison, Brian Eno... Pas des plus connus, Ingram Marshall trouve ainsi, discrètement mais majestueusement, à l'image de la personnalité de son œuvre, la place qu'il mérite parmi les grands compositeurs des XXe et XXIe siècles.
Site officiel : www.ingrammarshall.net