La pochette de In The Court Of Crimson King est au rock ce que Le Cri de Munch est à la peinture. Une même expression de douleur psychique s'en dégage. Cette douleur intense est peut-être l'anticipation d'une atteinte physique, par exemple une bombe au napalm qui viendrait exploser à proximité, commençant à faire rougeoyer la peau avant qu'elle ne se liquéfie. Le visage est peint en très gros plan sur le recto de la pochette à rabat. Ce plan très serré accentue la sensation de fuite impossible. Dépliée, la pochette révèle l'autre partie du visage, et l'endroit d'où la menace semble provenir, là où les yeux regardent en coin, tentant d'apercevoir l'indicible avant l'atteinte mortelle. L'effet est amplifié par la forme disproportionnée du crâne. Les yeux écarquillés sont dirigés vers l'oreille, comme si une vibration sonore était source de souffrance. Ou bien il y a gangrène à l'intérieure même de la tête. Le visage de cet homme se crispe parce qu'il prend conscience de l'inéluctable trahison de son psychisme.
Les paroles de « 21st Century Schizoid Man » écrites par Peter Sinfield évoquent la griffe de fer d'un chat, des neurochirurgiens criant qu'ils veulent du rabe, la paranoïa, l'homme schizophrène du XXIe siècle, un bûcher funéraire de politiciens, le feu du napalm, des barbelés, la torture, des enfants qui saignent... Ces paroles et la musique ont inspiré Barry Godber.
King Crimson existe depuis peu, officiellement depuis le 9 avril 1969, lorsque le groupe donne un concert au Speakeasy, « un club branché de Londres fréquenté par l'intelligentsia rock de la capitale » (Aymeric Leroy, Rock progressif, Le mot et le reste, 2010, p.41). Auparavant, c'était Giles Giles & Fripp, dorénavant ce sera King Crimson, suite au texte « The Court Of Crimson King » écrit par Peter Sinfield et Ian McDonald. En juin le groupe fait quelques essais en studio pour le label Threshold. L'album sortira finalement en octobre 1969 sur un nouveau label créé par David Enthoven et John Gaydon, qui lui donnent leur initiales : EG. Ce label publiera également des albums de T. Rex, Emerson Lake & Palmer, Roxy Music et Bryan Ferry.
C'est dans ce laps de temps, entre juin et octobre 1969, que Barry Godber a peint la pochette, ainsi que l'illustration intérieure à peine plus rassurante : des yeux d'une tristesse dépressive, un sourire franc qui laisse apparaître des dents de vampire, une gestuelle christique : une main gauche tendue, une main droite esquissant un signe de bénédiction. Barry Godber s'inspire explicitement d'un Salvator Mundi, une représentation médiévale très courante du Christ bénissant le monde de sa main droite et portant un globe dans sa main gauche. Ici, l'homme ne tient rien dans sa main gauche et sa tête fait office de globe.
On sait peu de choses sur Barry Godber, il est mort jeune. En 1999, dans une lettre adressée à Kevin J. Kelly, du site Internet The Bat Guano Museum of Art, Peter Sinfield apportait les informations essentielles. L'Anglais Barry Godber a étudié à la Chelsea Art School, comme bien d'autres, dont Duggie Fields (co-locataire de Syd Barrett à l'époque The Maccap Laughs). Peter Sinfield décrit Barry Godber comme un homme particulièrement charmant, beau et plein d'esprit, le genre de type hyper-sympa qui « pouvait avoir toutes les filles ». Leurs chemins vont littéralement se croiser. Un peu fatigué du swinging London, Barry Godber décide de se couper les cheveux et de prendre un travail sérieux. Il rejoint son ami Peter Sinfield au sein de l'entreprise English Electric Computers, pour être, comme lui, programmateur en informatique. Peter Sinfield prendra la décision inverse : quitter l'entreprise pour se consacrer à l'écriture. Entre-temps, il a proposé à Barry Godber de réaliser la pochette de In The Court Of The Crimson King. Ce sera l'unique pochette qu'il fera. Barry Godber est décédé d'une attaque cardiaque en 1970, à seulement 24 ans, six mois après la sortie du disque.
La peinture originale est restée pendant plusieurs décennies accrochée dans l'un des bureaux de EG, au risque de se dégrader en étant exposée à la lumière directe. En 1995, Robert Fripp déclarait à Rock & Folk (n°333, mai 1995) qu'il l'a faite décrocher pour la préserver. Un jour, sûrement, elle sera exposée dans un musée.
La page consacrée à Barry Godber sur The Bat Guano Museum of Art.