Brian Eno : Taking Tiger Mountain (By Strategy) (1974)

La quadrature du cercle, un disque par sa pochette. Explorer les perspectives infinies d'une pochette carrée renfermant cet obscur objet du désir définitivement rond.

Brian Eno : Taking Tiger Mountain (By Strategy)

Dans son article « Eno chante avec les poissons », paru dans The Village Voice en 1978, Lester Bangs se montrait particulièrement circonspect quant à l'utilité d'exposer les complexes processus créatifs utilisés par Brian Eno, explications qui au final détournaient l'auditeur potentiel d'excellents albums. Dans ce même article Lester Bangs écrivait : « Son second collage sonore Taking Tiger Mountain (By Strategy), était d'une complexité infinie, qui pullulait de tant d'inspirations jamais entendues qu'il faudra peut-être dix ans avant que le rock ne le rattrape ». Lester Bangs avouait d'ailleurs de ne pas s'être montré aussi dithyrambique depuis avoir rendu compte de In a Silent Way de Miles Davis.

Placer Taking Tiger Mountain (By Strategy) sur la frise chronologique de l'histoire du rock est ainsi un défi à l'entendement. Publié en 1974, cet album peut être considéré comme l'un des premiers chefs-d'oeuvres post-punk, alors même que la bataille punk n'a pas encore été déclarée. Il compile influences doo-wop, surf-music, cabaret à la Kurt Weill, groove sombre et électronique. Le début du morceau « Third Uncle » est une citation quasiment littérale du début de « One Of These Days » de Pink Floyd avant de déboucher sur punk-rock digne de Gang Of Four.

L'explication de cette dimension visionnaire est assez simple. Brian Eno n'est pas issu du monde du rock, mais l'utilise comme champ d'expérimentation. Il a « fait ses gammes » dans le milieu étudiant des Beaux-Arts britanniques, où était alors en vogue la recherche de procédés de compositions, basés sur l'indétermination notamment, et où la place même du compositeur était remise en cause. Sur Taking Tiger Mountain (By Strategy) apparaît le Portsmouth Sinfonia, auquel participa Brian Eno. Cet orchestre pratiquait notamment l'échange d'instruments. Par cette contrainte créative, les musiciens jouaient d'un instrument pour lequel ils n'avaient ont pas reçu de formation académique. De là le fait que Brian Eno se revendiqua fréquemment « non musicien », tout en jouant un peu de tout, synthétiseurs, effets, voix et guitare sur Taking Tiger Mountain (By Strategy). Provocateur de rencontres, Brian Eno fit appel selon les titres de Taking Tiger Mountain (By Strategy), ce sera son habitude, à un foisonnant réseau d'amis : les membres de Roxy Music (Phil Manzanera et Andy Mackay), Robert Wyatt, Phil Collins...

Brian Eno : Taking Tiger Mountain (By Strategy)

La réalisation artistique de la pochette est elle-même conçue par un ami, Peter Schmidt, de 17 ans l'aîné de Brian Eno et un peu « oublié » par l'histoire (il est décédé en 1980, alors cinquantenaire). Brian Eno et Peter Schmidt se rencontrèrent à la fin des années soixante, à l'école d'art d'Ipswich. Dans cette école, le professeur Roy Ascott donnait un Groundcourse sur l'art télématique et la cybernétique. Roy Ascott explorait ce champ d'investigation depuis plusieurs années. Dès le milieu des années soixante Peter Schmidt s'était intéressé aux « systèmes et idées ». En 1968, au ICA de Londres, il participait à une exposition intitulée « Cybernetic Serendipity » pour laquelle les artistes travaillaient sur les interactions et les systèmes de communication. La cybernétique, alors très en vogue, était très prometteuse étant donné sa situation théorique : elle faisait la connexion entre les recherches sur le fonctionnement du cerveau humain et l'informatique. La cybernétique, et la part de hasard qu'elle suppose, deviendront (et sont toujours) le grand dada de Brian Eno, bien avant qu'il n'embarque pour Roxy Music.

La pochette de Taking Tiger Mountain (By Strategy), au premier abord plutôt simple, voire moche, avec ses encres qui bavent, est elle-même le fruit d'un télescopage de styles. On pense d'abord à un jeu de démultiplication de quelques photos, mais ce sont en fait 73 photos polaroïds, toutes différentes, prises par Lorenz Zatecky (à qui l'on doit dèjà la pochette de Here Comes the Warm Jets). Ces instantanés ont ensuite été assemblés par Peter Schmidt, puis gravés dans la pierre, pour permettre l'impression d'une série de 1500 lithographies, chacune unique, de couleurs et teintes différentes. Deux ont servies pour le disque, l'une pour le recto, l'autre pour le verso de la pochette.

La collaboration entre Brian Eno et Peter Schmidt ne s'arrêta pas là. Elle a donné lieu à leur création la plus célèbre, le jeu de cartes Obliques Strategies. Ils s'étaient rendus compte que pour contourner leurs pannes de créativité ils avaient tous les deux recours à des directives, souvent étranges, tirées au hasard. De là, ils créèrent ces fameuses Obliques Strategies, éditées pour la première fois en 1975. La même année Peter Schmidt conçut la couverture de l'album de Fripp & Eno Evening Star. Deux ans plus tard Brian Eno inclura quatre aquarelles de Peter Schmidt dans la première édition de Before and after Science.

En 1975, pour son album Another Green World, Brian Eno fit appel à un autre ancien prof d'Ipswich, Tom Phillips, qui participa quant à lui au Scratch Orchestra, la marmite infernale de la musique expérimentale anglaise. Plus près de nous dans le temps, l'album Drums Between Bells, conçu en collaboration avec Rick Holland aux textes, et paru sur Warp en 2011, réactualisait les obliques strategies avec une douce force et demeure, pour Néosphères, un chef d'oeuvre absolu.

Sources principales :

  • Eric Tamm, Brian Eno: His Music and The Vertical Color of Sound (1988).
  • Michael Nyman, Experimental Music : John Cage et au-delà (1974 - éd. fr. Allia, 2005).
  • Lester Bangs, Fêtes sanglantes et mauvais goût (Tristram, 2005).
Une première version de cet article a été publiée dans Traverses n°31 de janvier 2012. Ce fanzine continue aujourd'hui son activité sur www.rythmes-croises.org.

La quadrature du cercle, un disque par sa pochette

© Eric Deshayes - neospheres.org